
Tragédie du Heysel: la psychologie derrière les mouvements de foule meurtriers
En 1985, le drame du Heysel marquait l’histoire du football... et révélait une facette troublante du comportement humain. Face aux mouvements de foule, psychologues et sociologues tentent de comprendre: que nous reste-t-il de nous-mêmes, une fois plongés dans la masse ?
Des corps apeurés, piétinés, écrasés, se jetant par-dessus les rambardes. Des victimes transportées sur des barrières Nadar, tandis que des jets de bouteilles rebondissent sur le casque des sauveteurs. Des supporters chauffés à blanc, comme pris d’une folie meurtrière, éructant leur violence dans des effluves de bière. Le 29 mai 1985 devait être une grande fête du sport. Il s’est transformé en traumatisme national. Ce jour-là, le stade du Heysel accueille la finale de Coupe d’Europe opposant les équipes de Liverpool et de la Juventus.
Rapidement, l’ambiance déjà électrique dégénère, suscitant un phénomène de panique meurtrier. Bilan: 39 morts et plus de 600 blessés, avant même le début du match, qui sera finalement joué.
Aujourd’hui encore, comme pour le 11 septembre 2001, nombreux sont ceux à garder un souvenir précis du déroulé de l’événement, l’une des premières grandes tragédies belges à être retransmise en direct à la télé. «On a vraiment vécu le drame, sans filtre, et ça a duré très très longtemps, se rappelle Etienne Vermeiren, psychologue clinicien, criminologue, spécialiste en gestion de crise et des troubles psychotraumatiques. Il y a eu des images très trash, qui en plus se déroulaient près de chez nous, dans des environnements connus…»
Quand le groupe prend le dessus
Mais si l’événement a été marquant, ce n’est pas seulement dû à sa couverture médiatique. C’est aussi parce qu’il a mis en scène des événements glaçants, liés à la foule. Des comportements d’autant plus effrayants qu’ils semblent échapper à toute logique: une panique généralisée et une fuite en avant, façon «troupeau», face à autre entité «ivre» de violence.
Que peut-il bien se passer dans les têtes de ceux qui y prennent part ? La question agite le milieu de la psychologie depuis au moins cent cinquante ans, pour prévenir ou comprendre ce type d’événement. Longtemps, les attroupements ont été vus comme des touts organiques, irrationnels, où l’individu se dissout pour laisser place aux pulsions les plus primitives. Une vision héritée du XIXe siècle, encore bien présente dans la culture populaire. La recherche est toutefois passée à une vision plus nuancée. Une foule n’est pas l’autre, et le contexte joue beaucoup. Le lieu, l’ambiance, les circonstances: tout cela a un impact. Les mouvements de panique ou d’agressivité ne naissent pas de rien, mais ils résultent d’un enchaînement de facteurs.
Au-delà du stress
«Quoiqu’il en soit, on a l’habitude de dire que la foule ne se résume pas à la somme des individus qui la composent: le «moi» individuel se perd dans une espèce d’identité collective qui se crée à l’occasion de l’événement, souligne Etienne Vermeiren. Il en résulte des mécanismes d’imitation, qui peuvent avoir quelque chose de très inconscient.» C’est notamment le cas dans certaines situations de panique collective, comme celle qui a frappé les supporters italiens du Heysel, ou lors des bousculades meurtrières de 2006 et 2015 à la Mecque (plus de 2.500 morts au total).
«La panique est contagieuse dans un contexte de foule, poursuit le psychologue. En temps normal, nous avons besoin d’un espace vital, une bulle de sécurité d’environ 80 cm de rayon, pour ne pas nous sentir envahi. Dans une foule dense, cette bulle est fortement réduite, ce qui est, en soi, source de stress.»
Les mouvements de panique ou d’agressivité ne naissent pas de rien: le contexte joue beaucoup.
Dans un contexte par ailleurs tendu –dans le cas du Heysel, l’ambiance était électrique depuis des heures– il suffit qu’un élément déclencheur se matérialise d’une façon ou d’une autre pour qu’une vague de bousculade ou d’affolement se propage et s’amplifie. «Nous le constatons d’ailleurs dans les exercices de crise que nous faisons: dès l’instant où quelqu’un perd pied, toute la cellule finit par s’agiter. Or, si le stress est normalement une bonne chose, car cela permet de s’adapter face à une modification de l’environnement, dans un contexte de cohue, il peut être tellement amplifié qu’on en arrive à un stade de ‘stress dépassé’. Les capacités psychiques sont débordées et beaucoup de personnes peuvent avoir une réaction inadaptée. »
Sur les images d’un autre drame du football (Bradford, 1985), on peut ainsi voir des gens sauter des rambardes, danser ou rester totalement stoïques alors que leurs vêtements sont en feu. La plupart des gens, pourtant, se contentent suivre le flot…
Et pourtant, la foule pense
De là à dire que la majorité de la foule agit comme une entité aveugle, soumise à des automatismes, il reste un pas. «En réalité, même si dans un grand groupe, on va avoir tendance à faire comme ses voisins, ce n’est pas nécessairement un processus décérébré, corrige Olivier Klein, professeur de psychologie sociale à l’ULB. Il existe des processus d’intelligence sociale: on va se conformer à d’autres gens qu’on considère comme membres de notre groupe et comme source d’influence pertinente sur le moment. Leur comportement nous semble légitime face à une situation donnée, ce qui va nous inciter à les suivre.»
La présence ou l’absence de figures structurantes (stewards, secouristes ou simples quidams qui révèlent un comportement de leaders et se conduisent en héros face au danger), capables de mener les foules vers les sorties de secours... et pas vers un cul-de-sac, est donc capitale. Dans les lieux à forte affluence, c’est d’ailleurs l’un des principaux axes de prévention à l’heure actuelle, avec du personnel formé et facilement identifiable, et une signalisation claire des sorties de secours. L’autre grand axe vise à installer une émotion plutôt positive ou apaisante (éclairage, musique, exclusion rapide ou anticipée des éléments perturbateurs…), pour éviter de créer un contexte «inflammable». En Belgique, depuis quelques années, les organisateurs des manifestations cherchent d’ailleurs à créer une atmosphère plus festive que colérique, pour limiter les risques de débordement.
Leaders et suiveurs
C’est que si des figures de leaders sont indispensables pour calmer ou canaliser la foule, elles peuvent aussi l’exciter et attiser la colère. «La majorité des gens seraient incapables de lyncher quelqu’un, mais quand on s’y met tous ensemble, il y a une dilution de la responsabilité, estime Etienne Vermeiren. Et depuis l’expérience de Milgram (où des quidams étaient incités à envoyer des décharges électriques de plus en plus fortes à un cobaye humain, ce que la plupart faisaient) on connaît la soumission à l’autorité: il y a des leaders qui guident le bazar et une multitude va suivre.»
Nous avons besoin d’une bulle de sécurité pour ne pas nous sentir envahis.
Des propos quelque peu tempérés par Olivier Klein. «Dans le cas des violences, il n’y a pas de comportement automatique, ni de réelle perte du libre-arbitre. Même dans les comportements les plus agressifs, il y a une logique sous-jacente: une idéologie, une cause, un sentiment d’injustice ou de légitimité. Les lynchages de Noirs aux USA ont pu avoir lieu car il y avait tout un contexte raciste qui sonnait comme une justification. Il n’y a pas de perte totale de contrôle, mais une manière d’interpréter la situation comme menaçante et d’y répondre…» Plus que l’agressivité innée, c’est donc surtout le contexte qui va susciter les débordements. Même si cela n’excuse rien. Dans les cas des hooligans du Heysel, pour reprendre cet exemple, on peut tabler sur les hectolitres de bières ingurgités (il faisait très chaud), le sentiment de revanche (Liverpool avait précédemment perdu contre Turin en 1982), ainsi que de nombreux manquements dans l’organisation et la gestion du match, mettant presque côte à côte des personnes qui n’auraient jamais dû se trouver à proximité.
Pour le pire… et le meilleur
Les sentiments partagés par un groupe peuvent avoir quelque chose d’effrayant –surtout vu de l’extérieur–, mais il ne faudrait pas les réduire à leur dimension négative. C’est que la foule, si elle est parfois capable du pire, peut aussi offrir le meilleur. «Les êtres humains sont des êtres sociaux, rappelle le professeur de l’ULB. On a besoin des autres, de créer du lien, de participer à des manifestations collectives: ces expériences font souvent partie des moments les plus intenses et des émotions positives les plus fortes de notre vie. Ces moments de communion ont un réel impact bénéfique pour la santé.» Et ce, qu’il s’agisse d’un concert, d’une marche de soutien, d’un événement folklorique ou, lorsque tout se passe bien… d’un match de foot.
Le drame du Heysel a commencé au moment où les barrières de sécurité ont cédé.
Survivre à un mouvement de foule: mode d’emploi
Dans un mouvement de foule, il n’est pas facile d’éviter la panique. Dans le magazine de vulgarisation «The Conversation», Mehdi Moussaid, chercheur français spécialisé dans les foules et affilié au Max Planck Institute, a donné quelques comportements à adopter:
• Identifiez toujours les échappatoires possibles (sorties de secours à proximité, etc.). En cas de bousculade, identifiez aussi l’épicentre de la bousculade.
• Quand la congestion augmente, quittez la zone dès que vous vous sentez mal à l’aise.
• Restez toujours debout.
• La grande majorité des décès dans un mouvement de foule ont lieu par asphyxie: contrôlez votre respiration; ne criez que si c’est nécessaire.
• Si la pression devient intense, adoptez la position du boxeur, bras repliés devant vous.
• Laissez vous portez par le flot, plutôt que de résister.
• Dans un espace clos, éloignez-vous des parois : c’est là qu’on dénombre le plus de victimes.
• Si vos mouvements de bras sont entravés au point de ne plus savoir approcher votre main du visage, il y a trop de monde. Partez.
• L’entraide augmente les chances de survie. Oubliez le «chacun pour soi».
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