
Balade dans le Westhoek: du champ de bataille au terroir viticole
Avec le nouveau réseau de promenades «Ieperboog Oost», la région d’Ypres invite à redécouvrir un paysage marqué par son histoire. Une campagne désormais apaisée, où le souvenir de la guerre affleure jusque dans les vignes, les bois… et même les assiettes.
À l’origine, en s’attablant au Merlijn, on pensait surtout parler vin. Ce restaurant gastronomique, juché sur les hauteurs du Reutelbos, à l’est d’Ypres, a récemment été primé par le guide Gault & Millau, qui lui a décerné le titre de «meilleure carte des vins belges». «Les bouteilles que nous proposons sont mises à l’honneur non pas simplement parce qu’elles sont belges, mais parce qu’elles ont vraiment de l’intérêt», tient d’ailleurs à souligner Carine Hoedt, patronne et sommelière, en remplissant le verre d’un cru doré, produit à quelques kilomètres à peine.
Tandis que le vin délicat emplit les papilles, les yeux se posent sur le paysage. Sous le soleil printanier, le cadre est enchanteur: la terrasse s’ouvre sur une petite vigne et une campagne de carte postale, avec ses prés bordés de saules têtards, ses chemins vicinaux impeccablement fauchés et ses tracteurs ronronnant au loin. Mais au milieu du panorama, un détail intrigue. Au pied du restaurant, flotte un curieux drapeau, plutôt disgracieux, aux bandes brune, rouge et verte. Lorsqu’on en demande la raison à Carine Hoedt, son regard se fait instantanément plus lointain. «Ah… Ce drapeau… C’est celui d’un régiment britannique, en l’honneur de Clement Robertson, un jeune officier tué ici en 1917. Ses couleurs représentent la boue, le sang… et la campagne du Westhoek.»
Même si aujourd’hui le décor rural est idyllique, se promener dans le Westhoek revient inévitablement à se frotter aux fantômes du passé.
Ces trois bandes de couleur sont chargées de sens. Elles rappellent qu’ici, un jour, la terre fut éventrée, saturée de sang, de cratères et d’acier. Et que même si aujourd’hui le décor rural est idyllique, se promener dans le Westhoek revient inévitablement à se frotter aux fantômes du passé. Ils errent un peu partout, par petites touches. Qu’on aime le tourisme de mémoire ou pas, impossible d’y être totalement hermétique: l’atmosphère des lieux en est littéralement imprégnée.
Un réseau à parcourir
Globalement situé sur le tracé de l’ancien no man’s land, entre Langemark et Comines, en passant par Passchendaele et Bellewaerde, le réseau de promenade «Iperboog Oost», qui quadrille la région depuis l’an passé, offre donc une expérience assez unique. Il a d’ailleurs été élu plus beau sentier de randonnée du Benelux pour l’année 2025. Il est émaillé de monuments, de bunkers, de stèles et de petits coquelicots en tissu, souvenirs laissés par des Anglo-Saxons en pèlerinage. Il y a presque quelque chose de paradoxal à croiser tous ces mémoriaux au milieu d’une nature luxuriante. Ce n’est peut-être pas plus mal: il s’en dégage une sensation de recueillement digne, apaisé, débarrassé de tout ce qui pourrait être glauque ou malaisant. Pour le promeneur, la succession de petites haltes rythme la balade et lui enlève toute monotonie.
A proximité du château de Zonnebeke, qui abrite le Passchendaele Museum 1917, on trouve ainsi des «Memorial Gardens». «Ce sont de petits jardins en forme de coquelicot: chacun d’eux est dédié à un pays ayant participé à la bataille, explique Jean-Pierre Huyghebaert, qui guide régulièrement des classes d’écoliers sur les lieux. Derrière sa rambarde rouge, chaque jardinet a été personnalisé avec des plantes, des symboles, des matériaux propres à chaque pays: eucalyptus d’Australie, œuvre maorie de Nouvelle-Zélande...» On est loin des monuments grandiloquents et nationalistes de jadis: c’est subtil, poétique même.
Clement et la bataille d’Ypres
Le front autour de la ville d’Ypres fut le théâtre de batailles acharnées entre 1914 et 1918. La plus terrible étant celle de Passchendaele en 1917. On y dénombre près de 600.000 morts et blessés en 3 mois, pour une avancée de 8km. Clement Robertson y fut tué alors qu’il guidait ses chars d’assaut à pied, sous les obus. Un héroïsme qui lui vaudra la Victoria Cross à titre posthume.
« Je vais bien, maman ! »
Et si la région abrite quelques grands cimetières militaires –Tyne Cot est le plus grand d’Europe continentale en ce qui concerne le Commonwealth, toutes guerres confondues–, au détour d’un chemin, on retrouve ci et là de plus petites nécropoles, presque confidentielles, qui n’en sont que plus touchantes. Dissimulée entre les arbres, celle du Polygoonbos (Bois du Polygone), abrite une petite centaine de stèles blanches sous lesquelles reposent principalement des Australiens et des Néo-Zélandais. «Les tombes du Commonwealth ont une spécificité: les familles pouvaient payer pour y ajouter une petite inscription personnelle, fait remarquer Jean-Pierre Huygebaert. Ici, il y en a une que je trouve particulièrement touchante: c’est un passage d’une lettre qu’un soldat venait d’écrire, peu avant d’être tué.» Une simple phrase. «I’m alright, mama!» (Je vais bien, maman!).
De quoi laisser songeur, tandis que nous nous approchons Kruiseke, à deux pas de la frontière linguistique et de Comines. Comme ailleurs, sur le terrain, les stigmates de la guerre ont été effacés. A la place, aujourd’hui, des vignes s’épanouissent sur les monts en pente douce. «Initialement, nous cultivions des fleurs, ici, témoigne Patricia Lenoir, qui a créé avec son époux le domaine viticole de Ravenstein. A partir de 2017, nous avons commencé à planter des vignes. C’est un tout autre métier: ce n’est pas moins de travail, mais avec les dégustations et les visites guidées, il y a beaucoup plus de partage avec le public.» Tout récemment, le couple a même créé une promenade multimédia au milieu de ses vignobles: grâce à des QR-codes, de petites vidéos expliquent les processus de vinification et l’histoire des lieux. «Cela permet aux promeneurs d’avoir des infos, même lorsque nous sommes fermés.» Ce n’est heureusement pas le cas aujourd’hui, et il nous est possible de terminer la randonnée par une dégustation (dur métier). Un Chardonnay barriqué à qui Gault et Millau a accordé un Belgian Wine Award l’an passé.






Pas en vain
Tandis que les effluves de fruits tropicaux et d’agrumes nous montent au nez, une phrase de Carine Hoedt, du Merlijn, nous revient en mémoire. Sur son minuscule vignoble, elle aussi produit un vin. Une cuvée confidentielle, nommée «Victory», en mémoire de Clement Robertson. «Chaque fois qu’on crée ou qu’on met en avant un produit de la région, et qu’il est de qualité, c’est un peu notre façon de dire à tous ceux qui sont tombés ici qu’ils ne sont pas morts en vain…» L’enfer est devenu un petit paradis. Et c’est effectivement le plus beau des hommages.
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