Wesh, chelou, emojis… La langue française est-elle vraiment en danger ?
Que ce soit à l’oral ou à l’écrit, la langue française est en constante évolution. Et si, plutôt que de s’en inquiéter ou d’évoquer un appauvrissement, on essayait de s’intéresser aux nouvelles façons de s’exprimer ?
Il suffit parfois d’écouter une conversation entre adolescents pour se sentir un peu dépassé : des « wesh » lâchés à tout bout de champ, des « du coup » qui reviennent comme un tic, un « tu veux je vienne » où le « que » a disparu. Ajoutez-y, dans l’ensemble de la population, les anglicismes qui s’invitent çà et là, les termes un peu loufoques (flexitarien, sapiosexuel…) ou des formulations toujours plus respectueuses mais absconses… On comprend que certains aient l’impression que le français ‘fout le camp’. Et si la réalité était tout autre ?
«Dire qu’une langue s’appauvrit, c’est lui donner une existence en soi, tempère d’emblée Michel Francard, professeur émérite à l’UCLouvain. Or, je n’ai jamais croisé une langue au coin de la rue. En réalité, une langue n’existe que par les personnes qui la parlent. Et elle évolue inévitablement, précisément parce qu’elle est parlée.» Une langue sert avant tout à s’exprimer et à se faire comprendre : elle se modifie donc en fonction des besoins des locuteurs, des réalités nouvelles d’une société… mais toujours dans un souci d’efficacité.
Pourquoi la langue évolue sans cesse
Plusieurs mécanismes sont ici à l’œuvre. Pour la plupart, ils sont aussi anciens que l’apparition des langues elles-mêmes. «On parle parfois de la loi du moindre effort, sourit Michel Francard. Cela signifie qu’un locuteur va généralement préférer l’énoncé qui lui demande le moins d’efforts : moins d’efforts articulatoires, moins de mots…»
C’est ce qui explique l’apparition de formes comme « cinoche » pour cinéma. Et ce même principe est à l’œuvre dans la disparition actuelle, chez les plus jeunes, de certains « que » ou « ne » (je crois pas je la reverrai un jour). «Pour le locuteur, ce n’est pas perçu comme ayant une conséquence sur le sens de l’énoncé. Il ne pense pas que cela va compliquer la compréhension. Ce n’est d’ailleurs généralement pas le cas.»
À l’inverse, il faut parfois déployer plus d’énergie pour se faire bien comprendre. Dans un monde qui évolue toujours plus vite, il est indispensable de nommer les changements et les nouvelles réalités, pour lesquels il n’existe initialement pas de mots. On va dès lors puiser dans ce qui existe déjà ailleurs – dans une langue étrangère, par exemple – ou combler ce manque en faisant preuve de créativité lexicale.
Cette dernière peut s’avérer particulièrement ludique, avec des mots-valises ou aux accents un peu joyeux. C’est le cas, par exemple, de vélotafeur, accolant vélo et taf, et qui s’est imposé à mesure que les travailleurs se rendaient plus nombreux au boulot à bicyclette. «Les gens se réjouissent de ce que le dictionnaire ne dise pas tout : l’imagination est au pouvoir.»
Et si des mots naissent, d’autres disparaissent de l’usage quotidien, car ils n’ont plus de raison d’être dans la vie courante : puîné, brimborion, savetier subsistent dans les dictionnaires, mais plus dans les conversations…
Chelou, quoicoubeuh… Faut-il avoir peur du langage des jeunes ?
L’innovation linguistique, qu’il s’agisse de nouveaux mots ou de nouvelles expressions, est avant tout une affaire de jeunes générations. Mais là aussi, rien de neuf sous le soleil. «Il faut rappeler aux plus âgés comment ils parlaient quand ils étaient ados, fait remarquer Laura Calabrese, professeure d’analyse de discours à l’ULB. Ils parlaient déjà différemment de leurs parents. Le phénomène de l’argot, à ces âges, est très fort : l’idée, c’est de ne pas se faire comprendre par les générations plus âgées, de parler en code. Puis, en grandissant, on devient plus conformiste, conservateur.»
Aujourd’hui, les réseaux sociaux amplifient fortement la visibilité de ces nouveautés. Mais, comme autrefois, seule une petite partie d’entre elles se maintiendra durablement dans le langage courant, contribuant à le renouveler. Preuve en est du « quoicoubeuh » si agaçant des années 2020 : il est d’ores et déjà ringard et voué à la disparition. Au contraire de « clash » ou de « chelou », désormais bien implantés.
Sachant cela, plutôt que de se braquer face au langage ado et à ses ‘barbarismes’, pourquoi ne pas chercher à comprendre leur signification ? «C’est probablement la meilleure manière de découvrir ses petits-enfants : partager leur langage, conseille Michel Francard. Pas pour le singer – cela me semble inapproprié que des personnes de ma génération disent wesh ! – mais c’est intéressant d’écouter, de comprendre, d’échanger.»
Le politiquement correct
La langue évolue aussi sous l’effet des idées jugées acceptables… ou non. Ainsi, de nombreux termes autrefois courants sont désormais connotés comme homophobes, misogynes ou racistes, et ont disparu de l’espace public. D’autres termes ont été ‘euphémisés’, pour être moins choquants ou stigmatisants : femme de ménage est devenu technicienne de surface, tandis qu’on parle de plus en plus de sans chez soi à la place de sans abri. Les tournures inclusives se font aussi de plus en plus présentes, reflet d’une société devenue multiculturelle et soucieuse de cohésion. Le phénomène, s’il est aujourd’hui mis à l’avant-plan, est pourtant normal.
«La ligne rouge qui départage ce qui peut être énoncé ou pas change avec le temps et l’évolution des mœurs, en fonction des tendances sociales, des idéologies qui s’imposent ou, au contraire, perdent en popularité, rappelle Laura Calabrese. Ce qu’on appelle aujourd’hui le langage ‘politiquement correct’ exprime ce changement de perception.»
Certaines des évolutions linguistiques récentes vous agacent un peu, beaucoup, passionnément ? Rien d’étonnant à cela, selon la professeure. «Si la ligne du ‘politiquement correct’ bouge, c’est à la fois de manière naturelle et de manière planifiée. Or, cette régulation de la langue est souvent mal vécue : les locuteurs n’aiment pas, en règle générale, qu’on leur dicte des usages de manière unilatérale. Que cela vienne de l’Académie française ou de groupes militants.»
Un rejet d’autant plus exacerbé qu’il est actuellement attisé par des milieux plus réactionnaires. «Il s’agit d’une évolution linguistique et idéologique naturelle, qui se heurte à des résistances tout aussi naturelles. Si vous cessez d’appeler ça du ‘politiquement correct’, le débat devient beaucoup plus serein.»
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Une évolution nécessaire
Sachant tout cela, faut-il s’inquiéter de l’évolution actuelle de la langue française ? «Il ne faut pas imposer à l’autre sa propre vision de la langue, répond à cela Michel Francard. La langue est le fruit de votre éducation, de vos lectures, de votre manière de vivre… L’usage que vous en avez est légitime pour vous, c’est normal. Mais de là à dire que c’est celui que tout le monde doit partager, il y a un pas. Une personne qui en a un usage différent le trouve tout aussi légitime. Et cela n’implique pas que votre langage soit déclassé.»
Une institution vouée à se transformer
Laura Calabrese conclut pour sa part que, d’un point de vue linguistique, la plupart de ces changements ne nuisent pas au langage. «Un changement qui nuirait au langage serait une forme de censure qui régulerait les usages, au point d’empêcher les locuteurs de penser librement. Les pourfendeurs de ce qu’on appelle le ‘politiquement correct’ citent souvent le livre 1984 d’Orwell, mais cette situation ne s’est vérifiée que sous des régimes autoritaires. Tant que les usages restent divers et qu’il n’y a pas d’imposition réelle, le langage reste une institution sociale efficace, vouée à se transformer.»
La langue française est donc ‘condamnée’ à évoluer, à tâtons, pour se simplifier et pour continuer à coller à la réalité. Son efficacité est à ce prix. Comme toutes les langues vivantes, elle doit changer pour rester…vivante.
Les emojis dans le language courant
Désormais, les émojis font partie intégrante de la communication écrite, mais leur utilisation peut entraîner des malentendus entre générations. C’est que certains émojis ont des significations dérivées. Ainsi, l’aubergine et la pêche peuvent avoir une connotation sexuelle. Il faut savoir gérer cette double signification. D’autre part, beaucoup de jeunes ne se laissent pas guider par le lien contraignant entre ce qu’ils veulent dire et ce que ces émojis représentent. Par exemple, pour «joyeux Noël», un sapin de Noël est un émoji approprié. Mais les jeunes ont (naturellement) tendance à choisir délibérément des images inappropriées. On essaye alors de trouver un sens qui n’existe pas, ce qui peut s’avérer frustrant.
Par ailleurs, certains émojis bien intentionnés ne sont plus bien perçus par les jeunes. C’est le cas du pouce levé. Aujourd’hui, les jeunes le considèrent plutôt comme passif-agressif, dans le sens de «ouais c’est ça, tant mieux pour toi !». C’est bien sûr aussi une façon de se forger une identité : «Nous on l’utilise comme ça, alors va falloir faire avec...».
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