
Quand la démence frappe tôt, beaucoup trop tôt!
Le diagnostic de démence précoce n’atteint pas uniquement la personne concernée, mais tout son entourage. Conjoint, enfants, frères, soeurs, amis, parents... doivent aussi trouver le moyen de vivre avec la maladie quand elle frappe un proche.
« Même à un jeune âge, il est primordial de pouvoir détecter rapidement la démence, souligne Jurn Verschraegen, directeur du Centre d’expertise Dementie Vlaanderen. Pour le patient lui-même, mais aussi pour son entourage. Actuellement, on estime qu’il s’écoule en moyenne quatre ans entre l’apparition des premiers symptômes et le moment où le diagnostic est posé. Souvent, on pense d’abord à un burn out ou à une dépression. Certaines personnes pensent que leur couple est en souffrance et entament une thérapie. A moins qu’elles ne divorcent, alors que c’est la démence qui est à l’origine de leurs problèmes. »
« Les personnes atteintes de démence précoce avouent à quel point elles trouvent important de conserver des contacts sociaux. C’est également bénéfique pour la fonction cérébrale. Mais, bien souvent, leur réseau social s’est déjà fortement réduit avant même que le diagnostic ne tombe. Quand quelqu’un change de caractère (par ex. à cause d’une démence fronto-temporale) ou qu’une amitié semble être à sens unique (l’apathie est un des symptômes de la démence), il faut que le lien soit très fort pour se maintenir. A un stade ultérieur, une fois le diagnostic établi, il arrive que les gens reprennent contact. Ils se rendent compte de leur erreur, du fait que leur ami ou leur frère est en fait malade. En tant qu’ami, frère ou soeur, on peut faire énormément pour la personne atteinte de démence. Je ne pense pas uniquement à une aide pratique ou sanitaire, mais à toutes sortes d’activités. Le malade doit en effet renoncer à beaucoup de choses: son travail, ses projets d’avenir, son autonomie...
En s’accrochant à ce qu’il est encore possible de faire, il conserve son estime de soi. Certaines associations permettent aux personnes atteintes de démence précoce de découvrir de nombreuses activités: l’équitation, la peinture, les ascensions en montgolfière... C’est une façon très accessible d’impliquer les amis et la famille. Comme une invitation à faire des choses ludiques en groupe, et à se rendre compte de tout ce qu’il est encore possible de faire ensemble. »
Johan, Lieven et Dirk, frères de Luc, 61 ans

Dirk: « La première fois que je me suis rendu compte qu’il y avait un problème, c’est lors d’un dîner de famille quand Luc s’est évanoui. C’était des années avant qu’on ne parle de démence précoce, et je me rappelle avoir eu un mauvais pressentiment. Mais il a fallu un séjour de sa femme, Sabine, à l’hôpital, pour que je me rende compte à quel point Luc avait du mal à se débrouiller seul chez lui. »
Johan: « Il avait de plus en plus de mal à trouver ses mots. On a mis du temps à s’en rendre compte, sans doute parce que Sabine compensait pour lui. Au début, on se disait que Luc avait un problème d’ouïe, parce qu’il avait du mal à suivre les discussions de groupe. »
Lieven: « Les vrais signaux d’alarme sont apparus quand son métier d’enseignant dans le primaire a commencé à poser problème. Difficile de cacher des soucis de mémoire devant une classe. A l’école, ils ont, en vain, cherché à lui trouver un autre poste. »
Dirk: « Finalement, ça a mis du temps avant qu’on ne prononce à voix haute le nom de la maladie, entre autre parce que Luc, ‘le prof’, est une figure bien connue dans le village. Mais en évitant de nommer les choses, on ouvre la porte à toutes les interprétations, y compris les plus farfelues. Luc a une explication bien à lui pour sa maladie et les médecins semblent lui emboîter le pas: enfant, il est tombé sur la tête lors d’un accident de vélo. On a traité sa commotion cérébrale avec les moyens de l’époque, mais cela aurait entraîné une démence précoce. »
En tant que frères, s’il y a quoi que ce soit, nous sommes là. Et nous sommes toujours contents de nous voir.
Johan: « Quand le diagnostic est finalement tombé, cela a été à la fois dur et instructif. Enfin, on avait une explication. Avec le recul, on se rend compte que tous les signes d’une démence précoce étaient là. Mais on se sentait surtout impuissant, alors qu’on aurait tant voulu l’aider. »
Dirk: « Avec Luc, avoir une conversation personnelle et profonde n’est plus possible. Son discours n’est plus tout à fait cohérent. »
Lieven: « Cela dit, parfois il nous étonne! Il lui arrive de rester silencieux pendant une demi-heure, puis d’intervenir tout à coup dans la discussion. Depuis un an et demi, son état se détériore. La pandémie a accéléré les choses. S’il peut rester vivre chez lui, c’est entièrement grâce à sa femme. »
Johan: « En tant que frères, s’il y a quoi que ce soit, nous sommes là. Et nous sommes toujours contents de nous voir. Tous les deux mois, on organise une activité à laquelle Luc peut participer, comme une partie de pétanque, une balade ou une visite dans un musée adapté. Il nous reconnaît toujours, même s’il met parfois du temps à retrouver le bon prénom. Notre week-end familial traditionnel avec les enfants et les petits-enfants était devenu trop compliqué pour lui. Alors nous avons réduit le groupe pour que Luc n’en soit pas exclu. »
Dirk: « Ses besoins en matière de soins ont augmenté. Récemment, Sabine nous a demandé de structurer un peu plus le quotidien de Luc, en lui rendant visite à heures fixes pour que ça le stimule davantage. C’est positif pour lui et ça nous donne le sentiment de pouvoir en faire un peu plus pour lui. »
Emmeline 19 ans, fille d’Hedwige, 51 ans

« Il y a deux ans et demi, on a diagnostiqué une démence précoce à ma maman. Les médecins ont d’abord cru qu’elle était en burn out ou en dépression. Même si c’était grave, on était contents de savoir. Ça nous a permis d’aller de l’avant. On a pu faire des recherches, essayer de comprendre ce qui se passait dans la tête de maman, prendre contact avec d’autres personnes dans le même cas, avec des institutions...
Maman est tout à fait consciente du diagnostic, même si on aurait préféré qu’elle ne s’en rende pas compte et qu’elle n’y pense pas si souvent. Elle ne peut plus faire certaines choses et cela l’attriste. Elle n’aime pas demander de l’aide. Résultat, quand elle a du mal à faire quelque chose, on ne sait pas s’il faut l’aider ou pas.
Nous ne parlons jamais de ce qui lui arrive en sa présence. Ça la rend triste et ça ne sert à rien. Au restaurant ou dans un magasin, nous n’expliquons pas spontanément que maman a Alzheimer. Nous ne le faisons que lorsque c’est nécessaire, par exemple dans une boutique de vêtements, si on nous jette des regards furieux parce qu’on prend trop de temps dans la cabine d’essayage. Certains resteraient chez eux pour éviter ce genre de situation, mais je préfère continuer à faire des sorties avec ma mère le plus longtemps possible.
Parfois, j’aimerais que maman puisse encore me donner des conseils...
Depuis le diagnostic, ma vie ne ressemble plus tout à fait à celle d’une ado normale. Maman est devenue quelqu’un de très différent. Elle n’est plus vraiment mère, d’ailleurs. Elle vit chez nous et on aime se voir, mais elle ne fait plus rien de ce qu’elle faisait avant. C’est Papa et moi qui avons pris le relais. Et Mamy nous aide aussi beaucoup pour le ménage. Parfois, j’aimerais tellement que Maman puisse nous donner des conseils, nous dire toutes ces choses qu’elle nous disait. Maintenant, c’est mon papa qui le fait. Depuis que Maman est malade, j’entretiens une relation très forte avec mon père et mon frère. Je peux parler de tout avec mon père. Mon frère cadet semble en avoir moins besoin, mais on aime se retrouver régulièrement. Je peux aussi me confier à mes amis. J’ai besoin de parler, de relâcher la pression. Avec eux, j’essaie de faire des trucs amusants. Mais après, il m’arrive de culpabiliser un peu, parce que je ne suis pas avec Maman. Même si je sais que j’ai aussi le droit de me détendre.
L’été dernier, j’ai participé à un camp avec d’autres enfants dont l’un des parents est atteint de démence. C’était formidable! On se comprend sans avoir besoin de se parler beaucoup. Avec les autres personnes, c’est parfois difficile d’expliquer en quoi consiste cette maladie. On me demande: « Mais est-ce que ta maman te reconnaît encore? » Et quand je réponds que oui, les gens se disent que ce n’est pas si grave. Or, la démence, ce n’est pas que l’oubli.
L’humour, aide aussi! Certains situations sont franchement cocasses. Peut-être pas sur le moment... mais après coup on en rit. Sinon, tout serait trop lourd! Je pourrais pleurer tous les jours, mais ça ne servirait à rien. Alors autant rester positive. »
Inge, épouse de Jo, 58 ans

« La première chose qui m’a frappée, c’est que Jo semblait nettement moins impliqué dans notre couple et avec nos amis, lui qui était hyper sociable. Je sentais bien quelque chose n’allait pas. Début 2016, environ trois ans après les premières manifestations d’un changement de caractère, quand le diagnostic d’Alzheimer est tombé, ça a été dur! Mais je me suis dit: je n’avais pas rêvé, il y avait bien un truc qui clochait. En même temps, on ne sait jamais ce que le diagnostic réserve.
Jo était technicien avion dans l’armée belge. Il a dû arrêter. Il a pu rester encore un moment au sein de son équipe, mais à un autre poste. Le jour où il a eu un accident en allant au travail et qu’il m’a appelée, en panique parce qu’il ne trouvait pas les papiers du véhicule, je me suis rendu compte que ça ne pouvait plus durer. Il a mal vécu le fait de perdre son emploi.
J’ai essayé le plus longtemps possible de laisser Jo faire tout ce qu’on fait dans la vie normale: payer avec sa carte au supermarché, aller à pied à la boulangerie... Mais, petit à petit, il n’en était plus capable. Et le Covid a aggravé les choses. Je n’osais plus le laisser partir seul faire des courses. Il ne comprenait pas le concept de distanciation, par exemple. Avant le Covid, j’osais encore laisser Jo seul à la maison – après sa journée au centre de soin et en attendant que je rentre du travail – mais ce n’est plus possible. J’ai l’impression de chercher sans cesse le mode d’emploi et, une fois que je l’ai trouvé, la situation évolue encore... Parfois très, très vite. Jusqu’il y a quelques semaines, Jo parvenait encore à se préparer du muesli aux fruits le matin, mais il a depuis oublié à quoi ressemblent les raisins et ne sait plus couper une banane.
Cette maladie est comme un deuil qui n’en finit pas, on perd lentement la personne qu’on aime...
Je n’ai aucun problème à dire aux gens que mon mari est atteint de démence précoce. Plus on parlera de cette maladie, moins elle sera tabou et plus on pourra espérer une aide du gouvernement. Car en plus de devoir apprendre à vivre avec un malade, il y a des tas d’autres difficultés: je dois continuer à travailler, organiser les gardes...
En ce moment, ma vie est en mode pause. Je n’ai plus vraiment de vie sociale. Parfois, je me lève plus tôt pour faire le ménage ou avoir un moment, seule, à la salle de bains. Mais je n’en veux pas à Jo. Pour moi, la coupable, c’est Miss Alzheimer! Bon, j’avoue qu’il y a des moments où je perds patience. Je ne reconnais plus mon Jo. Ça fait longtemps que je l’ai perdu. C’est ça le pire avec cette maladie: on dirait un deuil qui n’en finit pas, car on perd lentement la personne qu’on aime. Malgré tout, j’espère continuer à vivre avec lui encore longtemps. C’est normal quand on aime quelqu’un. J’essaie de maintenir une vie aussi normale que possible, mais cela commence à devenir difficile. »
Steven et Lore, amis de Sofie, 48 ans

« Nous avons fait la connaissance de Sofie et son mari Hans, il y a des années, au bord d’un terrain de foot. Nos fils suivaient les cours ensemble et nous avons sympathisé. Avant que le diagnostic ne tombe, nous n’avions rien remarqué chez Sofie. Il faut dire qu’elle est hyper intelligente, elle a tenu une pharmacie et elle a le don de camoufler les choses. La démence précoce est une maladie qu’on connaissait un peu, via un ami de mes parents qui en a également souffert. Mais c’est encore pire quand ça touche une amie intime. Surtout que chez Sofie, l’évolution est très rapide. En plus de ses problèmes de mémoire, elle n’arrive plus bien à s’orienter, à percevoir la profondeur, à garder l’équilibre et à parler. »
« Il y un an à peine, nous sommes allés à Rome avec deux couples d’amis. C’était l’idée de Sofie et nous avons tout de suite accepté. On essaie d’organiser au mieux tout ce qu’elle propose. Ça a été un voyage mémorable, qui nous a également ouvert les yeux. Ce n’est qu’à ce moment-là que nous avons réalisé à quel point Sofie avait besoin d’aide en permanence et quel impact cela avait sur son mari et ses enfants. Cela a commencé à l’aéroport, où Sofie ne savait plus qui elle devait suivre. Elle a sans cesse besoin d’être guidée et orientée, y compris pour les petits gestes de tous les jours, comme prendre sa douche, manger ou s’habiller. »
« La démence a changé Sofie, évidemment, mais notre amitié n’en a pas souffert. Je dirais même que notre lien avec elle et Hans est plus fort. Avant, on se retrouvait surtout pour faire la fête. Depuis quelques années, on passe plus souvent chez eux spontanément, pour qu’ils sachent que nous sommes là pour eux. Avec Sofie, nous parlons des mêmes choses qu’avant. Si elle oublie ce qu’on a dit ou qu’elle pose deux fois la même question, on répète, voilà tout. Nous cherchons constamment à savoir dans quelle mesure on peut l’aider, sans condescendance. L’humour est d’une grande aide! Sofie a d’ailleurs gardé son sens de l’humour et plaisanter ensemble permet d’adoucir les moments douloureux. »
La démence a changé Sofie mais notre amitié n’en a pas souffert.
« Depuis peu, elle a dû emménager dans un centre spécialisé où nous lui rendons régulièrement visite. Nous l’emmenons faire une courte promenade, nous ouvrons une bouteille de prosecco passée en contrebande ... C’est un bonheur de voir l’étincelle de plaisir dans ses yeux. Le moment le plus dur est celui des adieux, avec Sofie en larmes parce qu’elle ne comprend pas pourquoi nous ne pouvons pas l’emmener avec nous. Ça nous brise le coeur. »
« Ce qui nous agace parfois, c’est le manque de compréhension face à cette maladie. Extérieurement, on ne remarque presque rien. Si nous prenons un verre ensemble, puis que Sofie titube à cause de ses problèmes de coordination ou qu’elle mange au restaurant avec une cuillère, les gens la dévisagent. »
« Notre vision de la vie a changé. Nous profitons davantage du moment présent. Les enfants ont quitté la maison, alors nous sommes dans une phase où nous avons plus de temps libre. En même temps, cette liberté retrouvée a un goût amer, parce que nos meilleurs amis, eux, n’ont pas cette chance. »
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