Les gilles de Binche tapent leurs sabots sur les pavés de la ville. © GETTY IMAGES

Carnaval: pourquoi ce n’est pas un événement non essentiel

La pérennité des carnavals, ducasses et autres processions pourrait-elle être mise à mal par la pandémie et les polémiques – racisme, sexisme... – que ces événements populaires suscitent?

A Binche, dans les Cantons de l’Est ou encore à Alost, février rime avec carnaval. Pendant toute une année, les participants attendent « leur » jour, celui où ils éprouveront des sensations impossibles à retranscrire. « Lors du départ du Mardi gras, il y a quelque chose dans l’air qui vous prend aux tripes, raconte Pierre Joie, gille de 48 ans (lire encadré). Avec les premiers roulements de tambour et le mouchoir autour des oreilles, vous n’entendez pas grand-chose, mais vous échangez un premier regard avec les autres gilles, c’est magique. » Un véritable rituel, mis à mal par le covid. La pandémie a mis sous cloche les festivités en 2021... et semble bien remettre le couvert cette année.

Les polémiques ne vont pas tuer les traditions, elles vont les faire évoluer Et c’est une bonne chose!

Un drame pour ceux qui y participent habituellement, et pour qui les carnavals sont bien plus que de simples fêtes populaires. « Je n’aime pas qu’on les qualifie de « folkloriques », comme s’il ne s’agissait que de reproduire des gestes du passé, souligne Françoise Lempereur, titulaire d’un cours sur le patrimoine immatériel à l’ULiège. Ces carnavals, tout comme les ducasses, marches et autres processions, sont bien plus que cela. Il s’agit d’un patrimoine au sens premier, immatériel mais vivant. Il se transmet de génération en génération et fait vraiment partie de l’histoire des gens. C’est un phénomène identitaire, mais dans un sens positif. Un ensemble de valeurs qui forgent l’identité d’une personne et d’une communauté, qu’on cherche à transmettre à ses enfants: la solidarité, la fidélité, une certaine fierté... »

Le défilé du carnaval d'Alost.
Le défilé du carnaval d’Alost.© GETTY IMAGES

PLUS DE CONFIANCE EN SOI

Vu de l’extérieur, cet engouement est parfois difficile à comprendre. « Prenons l’exemple des gilles, suggère Françoise Lempereur. Pourquoi des gens portent-ils des costumes rembourrés de paille, avec des sabots très inconfortables qu’ils vont porter toute la journée, pour lancer des oranges? Ça n’a en soi aucun sens. Mais pour le gars qui est là, c’est une foi, presque du mysticisme, quelque chose d’hyper important. Il ne se sent pas gille en lui-même, mais parmi une communauté. Il a un sentiment d’appartenance. »

Une telle émotion est capitale, car l’humain est avant tout un animal social. « Dès sa naissance, il est fait pour vivre en groupe et pas seul, explique Jessica Morton, chercheuse en psychologie à l’UCLouvain. On a remarqué que dans les rassemblements collectifs où il est possible de se synchroniser aux autres, comme un événement folklorique, un concert, un match ou un meeting politique, l’individu pouvait se fondre dans le groupe et devenir celui-ci, à l’instar d’un banc de poissons ou d’un groupe d’oies sauvages. » Une situation très reposante pour l’esprit: l’espace d’un instant, on s’oublie en tant qu’individu pour s’effacer derrière la collectivité, en laissant ses préoccupations du quotidien à l’arrière-plan. Il en résulte une augmentation du bien-être, de l’estime, de la confiance en soi, et un renforcement du lien social.

à ce petit jeu, les manifestations de « patrimoine vivant » seraient très efficaces. « Vous avez remarqué l’omniprésence des tambours? , fait remarquer la psychologue. Leur rythme binaire permet de se synchroniser très facilement avec les autres, du côté des participants comme du public. D’ailleurs, ceux qui disent détester le folklore sont souvent des gens qui ont peur de perdre le contrôle d’eux-mêmes, de se sentir emportés par le groupe. »

UN PÉRIL OU UNE OPPORTUNITÉ?

Des études en cours laissent penser que ces événements offrent une réelle plus-value pour la santé collective et la vie sociale. Malgré tout, carnavals, ducasses, processions religieuses et autres marches de l’entre-Sambre-et-Meuse sont souvent pointés du doigt. Il n’est pas rare qu’ils soient qualifiés de « beaufs », de kitschs ou, plus grave, de peu inclusifs, de sexistes ou de racistes. Pas toujours à tort: le rôle des femmes est parfois cantonné dans l’ombre et des images négatives stéréotypées de « l’autre » sont parfois véhiculées.

« En soi, ces polémiques ne sont pas un problème, tempère Françoise Lempereur. Le patrimoine immatériel n’est pas figé ; il ne l’a jamais été puisqu’il est vivant. Il doit rester un facteur d’intégration, pouvoir s’adapter en fonction de l’histoire, de son environnement. Toutes ces critiques ne vont pas tuer les traditions, elles vont les faire évoluer. Et c’est une bonne chose. à la ducasse d’Ath, par exemple, le personnage du Sauvage, un homme grimé en noir et hurlant sur la foule, est en train d’être repensé pour ne plus heurter. Il ne sera pas pour autant supprimé, car il est aimé du public. Et à Binche, un groupe de femme est désormais de sortie le Lundi gras. »

Encore faut-il que chacun accepte de faire évoluer ses positions. « C’est là la grande difficulté: à l’heure actuelle, tout est dans la confrontation, il n’y a plus de position intermédiaire entre ceux qui sont pour le folklore et ceux qui sont contre. Certains cherchent résolument la bagarre. » Mais, pour la spécialiste, il existe une autre grande menace: la spectacularisation du patrimoine vivant. « Certains cherchent à le transformer en spectacle qui n’a plus rien à voir avec des valeurs, seule compte la guindaille et le produit d’appel pour les touristes. De quoi faire perdre à un événement toute sa substance et le lien social qu’il crée. »

Le Covid, pour sa part, ne serait finalement qu’un épiphénomène, une petite parenthèse qui ne portera pas vraiment à conséquence. « Durant cette période difficile, beaucoup de gens ont trouvé des plans B pour respecter en partie les traditions, tout en suivant les consignes sanitaires, a observé l’enseignante à l’ULiège. Le Covid n’a rien érodé. Au contraire, le jour où nous en serons délivrés et où tout sera à nouveau permis, il y aura dix fois plus d’émotion! »

« On se sent appartenir à sa ville »

« Difficile d’expliquer à des gens de l’extérieur ce que représente le carnaval pour nous, explique Pierre Joie, 48 ans, gille tout comme ses cinq frères. C’est tout un ensemble de choses qui font qu’on a l’impression de réellement appartenir à sa ville. Le mardi gras est une apothéose qui se prépare tout au long de l’année, mais qui a aussi toute une dimension familiale, avec un moment de partage tôt le matin. C’est un moment émouvant, où on se reconnecte avec des amis, la famille, mais aussi avec des gens qu’on ne fréquente pas nécessairement en dehors de ce contexte, des « amitiés de carnaval ». Bref, le genre d’événement qu’on ne veut pas rater. Il y a toujours une grosse discussion avec mon épouse, qui aimerait parfois pouvoir partir au ski à cette période de l’année, mais jusqu’à présent, elle n’est jamais parvenue à ses fins (rire). »

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