Les intérieurs classés de l'Harmonie contrastent avec sa façade assez sobre. © Frédéric Raevens

Patrimoine architectural: dans les bars classés de Renaix

Omniprésents en Belgique au siècle passé, cafés et bars se font aujourd’hui de plus en plus rares. Avec eux, c’est tout un patrimoine qui disparaît. En Flandre, certains sont heureusement classés.

Il n’est même pas 11 h du matin, quelques verres de bière trônent déjà sur les tables. Aux murs plaqués de boiseries, des cadres renfermant de vieilles photographies dont le papier a jauni prennent la poussière. Sur les clichés, on devine un champion de boxe local, au visage tuméfié mais fier, l’inévitable portrait d’un ancien roi – ici, Baudouin et les traits lisses de ses 20 ans – et quelques groupes souriants, dont la signification échappe au visiteur de passage. Devant le comptoir au plateau de marbre, courent deux épais tubes de laiton: l’un pour poser ses pieds depuis les hauts tabourets ; l’autre, à hauteur des coudes, où se cachent des crochets sur lesquels on accrochait jadis manteaux et cabas. On ne fume plus à l’intérieur, mais des décennies de tabagisme hantent encore les lieux et se mêlent à l’odeur de bois ciré, aux effluves maltés. Le léger tapis musical de la radio bruisse de confidences échangées, de pages de journal tournées, de cuillères touillant dans les tasses de café. Autant de sons à peine troublés de temps à autre par l’un ou l’autre rire tonitruant à la table du fond, celle des vieux habitués.

Un patrimoine en péril

La scène se passe à Renaix, petite ville des Ardennes flamandes, mais en réalité, elle aurait très bien pu avoir lieu un peu partout dans le pays, il y a quelques dizaines d’années encore. En Flandre ou en Wallonie, dans le Westhoek, en terres liégeoises ou dans les Marolles. Souvenirs d’un temps presque révolu: si la Belgique est parvenue à faire classer son art de la bière au patrimoine mondial de l’Unesco, la culture du bistrot qui l’accompagnait a tendance à disparaître. Pas seulement celle d’un débit de boissons, dont la raréfaction a certainement eu un impact positif sur l’alcoolisme, mais aussi celle d’un lieu de vie, de rencontre et finalement de société. Chez nous, selon des chiffres fournis par Statbel, l’Office belge de statistique, le nombre de cafés et bars a ainsi diminué de 57% entre 1994 et 2023, passant de 29.860 à 12.988 établissements.

Parmi les rescapés, les «caberdouches» typiques de village ou de quartier se font de plus en plus rares, au profit d’établissements à l’intérieur modernisé, au design épuré ou faussement authentique. Une solide perte: bistrots, bars et cafés constituent tout un patrimoine architectural et mobilier, d’autant plus fragile qu’il est rarement élevé au rang d’art noble. Si les cafés Art nouveau, Art déco ou breughéliens de Bruxelles attirent aujourd’hui des touristes du monde entier, l’intérêt pour leurs homologues provinciaux est bien plus récent, voire anecdotique. En Wallonie, presque aucune mesure n’a été prise pour sauvegarder ces trésors (voir encadré). La situation est un peu meilleure en Flandre où, depuis quelques années, une trentaine de cafés ont été classés pour leurs façades et/ou leurs intérieurs. C’est notamment le cas à Renaix, où trois établissements sont désormais protégés. Consciente de cette richesse, la ville propose d’ailleurs des visites guidées permettant de les découvrir et de les remettre à l’honneur.

L'estaminet De Dragonder.

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L’estaminet De Dragonder.

L'estaminet De Dragonder.

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L’estaminet De Dragonder.

Le Memling.

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Le Memling.

Le Memling.

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Le Memling.

Chacun sa place

«Il faut dire que la ville a compté plus de 500 cafés, explique Yves Fouquet, renaisien pur jus et guide intarissable sur le sujet. En 1914, cela représentait un café pour 41 habitants, même s’il s’agissait parfois d’arrière-salles plus que de réels établissements.» Avant d’aborder les cafés classés proprement dits, Yves nous emmène à proximité du Musée du textile, le Must, dans un petit estaminet ouvrier reconstitué, De Dragonder. C’est qu’à proprement parler, qu’il s’agisse de bars miteux ou de brasseries à la parisienne ayant pignon sur rue, aucun établissement n’avait pour vocation de favoriser la mixité du public. Chaque parti politique, chaque groupement folklorique, chaque confrérie de métier, les colombophiles, les cols blancs et les cols bleus… Tous avaient «leur» repaire, avec ses codes, son style, sa culture et sa philosophie.

Bistrots, bars et cafés constituent tout un patrimoine culturel, architectural et mobilier, d’autant plus fragile qu’il est rarement élevé au rang d’art noble.

Dans la petite pièce aux murs chaulés, à côté d’un antique jeu de fléchettes, les étagères sont emplies de verres à bière et à genièvre. «Les jours de paye, les femmes attendaient leurs maris à leur sortie de l’usine pour éviter qu’ils ne boivent tout, leur laissant tout de même une dringuelle (du néerlandais «drinkgeld», littéralement «argent pour boire»).» Les verres à goutte sont ici à double sens: l’endroit servait à recevoir l’alcool payé ; l’envers du pied, creux et une fois retourné, permettait aux fauchés de mendier quelques gouttes auprès de camarades compatissants, à lamper d’un coup de langue. Ces infortunés étaient dès lors affublés du sobriquet de «gatlekkers», ou «lèche-culs».

Les cafés classés de Flandre et de Wallonie

En Flandre, liste non exhaustive: The Tower, Harmonie et Local Unique (Renaix) ; Regina (Zelzate) ; Luminor (Vilvorde) ; De Zwaan et Den ouden Tinnen Pot (Tirlemont); Rubens (Eeklo) ; De Hoorn en buurpand (Beersel) ; Torenhof (Ichtegem) ; Sint-Joris (Termonde), Posthotel (Wetteren), De Carillon et ‘t Roosje (Audenarde), De Zwaan (Aarschot), Eldorado (Grimbergen)…
En Wallonie, un seul café est aujourd’hui classé, le Modern Hotel à Soignies. Il est actuellement en restauration.

Une beauté intérieure

Changement d’ambiance alors que nous nous dirigeons vers le centre-ville: sur la place du petit marché, nous passons devant l’ancien café «Onder de toren», aujourd’hui anglicisé en «The tower». Sa luxueuse façade classée, toute de céramique vernissée aux belles couleurs irisées, en impose toujours autant. L’intérieur, malheureusement, n’a plus grand-chose d’authentique. Ce n’est pas le cas du Café Harmonie, sur la grand-place, fondé pour accueillir les activités du parti libéral au début du XXe siècle. Passer les portes de sa façade néoclassique fait littéralement basculer dans un autre monde, celui des grandes brasseries de la Belle Epoque. Les ferronneries du bar sont soutenues par des têtes d’éléphant – clin d’œil au Congo belge -, les murs couverts d’imposant miroirs qui se disputent l’espace avec des panneaux de carrelage représentant des scènes de chasse. Petit détail qui fait mouche: les toilettes sont encore indiquées par un écriteau en français «Cour».

Les tableaux de carrelage du Local Unique.

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Les tableaux de carrelage du Local Unique.

De Passage, dans une ancienne église.

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De Passage, dans une ancienne église.

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Les tableaux de carrelage du Local Unique.

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Les tableaux de carrelage du Local Unique.

De Passage, dans une ancienne église.

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De Passage, dans une ancienne église.

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Juste en face, sur la place, le «Local unique» recevait une clientèle bien plus populaire et de nombreux colombophiles. Ne vous fiez à pas à sa sobre façade: l’intérieur abrite lui aussi de remarquables tableaux de carrelage, représentant quelques figures du mouvement flamand. Parmi les traditionnels Henri Conscience et Rubens, étonnamment, se retrouve l’artiste Constantin Meunier, dont l’œuvre représente surtout le quotidien du prolétariat dans les bassins industriels wallons. C’est que nombre de ces ouvriers étaient d’origine flamande… Les lieux sont toujours très animés, on se laisserait bien aller à y boire un godet, mais notre guide tient à nous montrer, un peu plus loin, un dernier café, le Memling. Celui-ci, bien que non classé, possède une riche histoire et d’étonnantes vitrines regroupant une incroyable collection d’appareils photos. Preuve, s’il en fallait une, que les bistrots restent un lieu de vie, de culture et de surprises. Soit un monde à (re)découvrir!

Plus d’infos: www.ontdekronse.be > groupes > promenades culinaires.

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