« Ma voiture, la liberté »

Remettre en cause le droit de conduire passé un certain âge favoriserait l’isolement, tout en ayant un coût sociétal et un impact psychologique très négatif.

L’affaire semble entendue: baser une mesure de sécurité routière sur un âge chronologique n’a aucun sens, tant le vieillissement est variable d’une personne à l’autre. « Cela étant, il ne faut pas se voiler la face, entre 75 et 80 ans, beaucoup de choses peuvent se passer, remarque Catherine Gabaude, chercheuse en psycho-ergonomie à l’université Gustave Eiffel (Paris). La conduite est une activité complexe et, même si l’expérience de conduite augmente tout au long de la vie, des problèmes de santé peuvent provoquer des périodes sensibles où cette capacité peut être mise à mal. »

Reste que plutôt que de prôner une remise en question pure et simple du droit de conduire après un certain âge, pour la chercheuse, le réel enjeu devrait plutôt être celui de préserver au maximum les capacités du conducteur ou, tout du moins, si cela s’avérait nécessaire, de lui laisser repenser ses modes de fonctionnement ou de déplacement de son propre gré. « D’elle-même, avec le temps, une personne âgée utilise d’ailleurs de moins en moins sa voiture, principalement au profit de la marche », explique Julie Pelata, doctorante en sociologie dans la même université.

Parfois indispensable

La voiture reste cependant une réelle solution de facilité, voire un élément indispensable pour nombre d’actes et d’interactions du quotidien, notamment dans une société qui a longtemps promu le développement des banlieues, très commodes à l’époque du « tout à la voiture » mais qui, aujourd’hui, s’avèrent mal desservies en services et en transports en commun. Une problématique longtemps délaissée par les pouvoirs publics. Et, cela dit, même quand il existe des magasins accessibles à pied, l’automobile est souvent utilisée comme un caddie, de plusieurs tonnes et peu écologique, certes, mais quand même bien pratique pour ramener ses courses, quand on n’a plus nécessairement la force de porter de lourdes charges.

Pour les générations des 30 Glorieuses, la voiture a une importance énorme.

Une remise en question généralisée du droit de conduire dès 70 ans pourrait dès lors favoriser une immobilité forcée chez certains 70 +, avec tout ce que cela implique comme réduction de l’autonomie et augmentation de l’isolement. « Avec la pandémie, on a déjà vu les dégâts que pouvait provoquer une mesure restrictive basée sur l’âge », remarque Julie Pelata, doctorante en sociologie. De fait, à en croire une étude conjointe de l’UGent, de l’Université d’Anvers et de celle de Rotterdam, 30% des Belges de plus de 65 ans vivant seuls disent souffrir davantage de solitude qu’avant le Covid-19.

Une diminution même partielle de la mobilité des aînés aurait un coût gigantesque pour la société, probablement bien plus que les éventuels accidents provoqués ou subis par les conducteurs de 70+. C’est qu’en sus des conséquences sanitaires directes de l’isolement (dépression, malnutrition, mauvais suivi médical...), il ne faudrait pas oublier que nombre de grands-parents sont réquisitionnés pour aller conduire/rechercher les petits-enfants à l’école, ni que près d’un quart des personnes actives dans le volontariat sont pensionnées.

Et même si cela peut paraître plus trivial, le potentiel économique des 60 + n’est pas à négliger: c’est l’Union européenne elle-même qui, en 2007, lors du congrès sur le changement démographique rappelait qu’en Allemagne, par exemple, un euro sur trois était dépensé par les plus de 60 ans. Leur ôter leur « caddie à moteur » et leur capacité à faire du shopping ne serait donc pas sans incidence sur le commerce...

Le must have des Trente Glorieuses

Dans un autre registre, enfin, pour les générations nées ou ayant grandi durant les Trente Glorieuses, l’objet même de la voiture a une importance énorme. « L’automobile est vraiment vue comme un objet d’indépendance, de liberté: leur retirer le droit de conduire aurait un impact psychologique très important, poursuit la doctorante. À tel point que des chercheurs parlent de « deuil de l’objet automobile » ». Un peu comme si le fait de devoir se séparer du véhicule constituait un premier clou dans le cercueil, un début de la fin.

D’où l’importance, si l’abandon de la voiture devenait tout de même une nécessité, d’offrir aux conducteurs âgés concernés une perspective, plutôt que de simplement leur retirer le permis en les laissant sur le carreau. « Il faut des mesures pour accompagner ce moment, pas une restriction pure, plaide Catherine Gabaude. Il existe des méthodes, baptisées lifestyle redesign, qui permettent de repenser son mode de vie en vieillissant, notamment sous l’angle du « sans voiture ». Car oui, au pire, il existe une vie sans automobile individuelle. C’est vers elle que tend doucement la société depuis quelques années, même si la mixité des transports et les alternatives à l’automobile peuvent encore sembler loin et/ou peu enthousiasmantes. Mais encore faudra-t-il y accompagner les générations pour qui « ma voiture = ma liberté ».

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