Anne Vanderdonckt

Le temps d’une photo…

Anne Vanderdonckt
Anne Vanderdonckt Directrice de la rédaction

Anne Vanderdonckt observe la société, ses évolutions, ses progrès, ses incohérences. Partage ses doutes, ses interrogations, ses enthousiasmes. Quand elle se moque, ce n’est jamais que d’elle-même.

Pour la quatrième fois, je reviens sur cette photo. Elle m’a sauté aux yeux alors que je parcourais distraitement un journal local qui ouvre régulièrement ses colonnes aux événements personnels marquants. Comme ces célébrations de centenaires qui confient immanquablement leur secret de longévité. C’est drôle comme le petit verre de porto revient régulièrement.

Qui est décédé. Qui est né. Léon, Arthur, Louise, Julia… Ces morts et ces nourrissons qui partagent les mêmes prénoms en vogue à presque un siècle d’intervalle, et qui, par leur proximité dans une même rubrique, disent que la vie continue, que rien ne s’arrête jamais, que le monde tourne encore et toujours. Il y a aussi les noces d’or, ces couples qui se tiennent par la main, qui ne se sont jamais quittés, ou peut-être bien que oui, mais ce n’est ni le lieu ni l’endroit d’y revenir. Qui se souviennent des bons moments et mouchardent volontiers quelques petits défauts véniels qui amèneront un sourire à l’assemblée.

Et puis, il y a une kyrielle de mariés, chaque couple dans une petite case, nom, prénom, âge, commune. Photos dont on se doute qu’elles seront soigneusement découpées et rangées dans l’album avec les quelques roses blanches rescapées du bouquet. Ce qui frappe, c’est la quasi omniprésence des robes virginales, des manches bouffantes, des dentelles, des tendres transparences, comme des rêves de princesses qui se foutent de la bien-pensance genderless de l’époque. Les mariés, eux… eh bien, disons que la quasi omniprésence se situe plutôt au niveau des baskets qui accompagnent les costumes neufs dont le tissu craque encore et dans lesquels ils se sentent endimanchés. La cravate ou le nœud pap’ ne sont plus qu’une option. On note aussi beaucoup d’enfants, communs au couple ou d’un premier lit, comme on dit, ou une addition des deux. Des mariés de même sexe. Des mariés aux origines diverses. Des mariés très jeunes. Ou d’un âge certain. Voire âgés. Qui a dit qu’on ne se mariait plus?

Sur la photo, tous ont le regard qui frise et les yeux qui pétillent. 65 ans? Juste un chiffre!

Aujourd’hui donc, parmi ces événements heureux, il y a ce cliché anodin qui m’a tant frappée. L’initiative d’une commune qui a rassemblé ses habitants de 65 ans. Ils sont 70, juge utile de préciser la légende, sans doute parce qu’ils ne sont pas autant sur la photo brutalement recadrée sur la droite. Et aussi sur l’avant-plan qui révèle le faîte d’une flûte de mousseux et la moumoute d’une parka.

Nés en 1959 et ayant fréquenté les mêmes écoles. Femmes, hommes, ils posent en rang, les huit premiers assis sur des chaises aux pattes métalliques, dont on devine qu’elles ne peuvent être qualifiées de confortables. Les trois rangs suivants sont debout. Certaines têtes sont cachées, d’autres regardent ailleurs, papotent hors cadre. Ils ont 65 ans. Chez certains, les années ont glissé. D’autres sont beaucoup plus marqués. Derrière ces apparences, il y a à chaque fois 65 ans de vie, avec plus ou moins de coups durs qui peuvent vous abîmer, des gènes qui ne vous font pas naître égaux. Mais là, cette photo transcende tout cela en un moment suspendu qui rappelle l’atmosphère insouciante qui se dégage de toutes les photos de classe du monde. Tous ont le regard qui frise et les yeux qui pétillent. Prêts pour la fête. 65 ans? Juste un chiffre.

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