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Rencontre avec les frères Dardenne: centrer l’image sur les gens invisibles

Ils ont été ovationnés à Cannes après la projection de leur nouveau film, Tori et Lokita. Coup de projecteur sur les sympathiques cinéastes liégeois!

Parfois, on les confond. Jean-Pierre et Luc, son cadet de trois ans, sont complémentaires et complices. Grands habitués de La Croisette, les frères d’art y ont décroché notamment deux Palmes d’Or – l’une pour Rosetta, l’autre pour L’Enfant – et, dernièrement, le Prix du 75e Festival de Cannes pour leur bouleversant film Tori et Lokita, en salles le 7 septembre.

Ce film dénonce les conditions de vie des jeunes migrants au travers d’un enfant et d’une ado africains en quête de papiers en Belgique. Comment est née cette histoire?

J.-P.: Il y a plusieurs années, nous voulions déjà faire un film avec des enfants Mena (mineurs étrangers non accompagnés) comme personnages principaux. Le fait d’avoir lu dans diverses publications qu’en France, en Belgique, des enfants Mena disparaissaient nous a fortement poussés à réaliser ce film... Comme ils sont fragiles et doivent subvenir à leurs besoins, une partie d’entre eux est embrigadée dans des circuits clandestins qui les utilisent pour tout et les supprime quand ça les arrange puisque ces enfants sont seuls... On a voulu raconter l’histoire de deux jeunes et de leur amitié. Une puissante amitié leur permettant de tenir le coup. C’est la lumière qui traverse tout le film.

Qu’attendez-vous de ce film?

L.: Qu’il crée un enthousiasme pour la beauté de l’amitié de ces deux jeunes et que cette amitié massacrée révolte le spectateur, qu’il se demande comment c’est possible d’en arriver à ces conditions d’esclavage moderne des enfants... Ce serait formidable! Il faudrait, en Europe, une loi permettant aux jeunes exilés qui arrivent sur nos territoires, d’aller à l’école, d’obtenir un diplôme, d’apprendre un métier, au-delà de 18 ans. Car un certain nombre de Mena approchant la date des 18 ans, entrent dans la clandestinité en voyant qu’ils ne remplissent pas les conditions pour obtenir des papiers.

Un film militant donc. Est-ce le rôle du cinéma?

L.: Une des vocations de cet art populaire est de permettre à certaines choses comme ceci, l’esclavage des Mena, de venir dans le débat public.

J.-P.: Nous essayons de faire un cinéma qui observe un peu comment va le monde. Tori et Lokita sont des personnages actuels, deux migrants qu’on ne voit pas dans la société ou qu’on ne veut pas voir. Ils sont mis sur le côté ou s’y mettent eux-mêmes car il semble ne pas y avoir de place pour eux. Nous, on les met au centre de l’écran. En leur donnant une vie, une histoire, on dresse aussi un état de nos sociétés. L’immigration est un des noeuds de notre monde, qui divise, qui exacerbe les tensions, qui radicalise des positions ...

Dans la vie, êtes-vous plutôt pessimistes ou optimistes?

J.-P.: Ca dépend des jours. J’essaye de ne pas trop y penser...

L.: Je suis plus optimiste. Je ne me demande pas si le monde va mal ou bien. Je suis dedans, j’essaye de faire avec et de me battre contre l’injustice. Au cinéma et dans la vie car nous sommes des citoyens, pas que des cinéastes.

C’est la 8e fois que vous recevez un prix à Cannes! Ça représente quoi?

J.-P.: Nous sommes contents car il y a le côté compétition et nous pensons que grâce à cette reconnaissance, le film sortira normalement sous de bons auspices.

L.: Cinq milles personnes l’ont vu à Cannes et nous avons vraiment d’excellents retours. De toute façon, même si la critique est négative, je ne m’en fais pas trop.

À Seraing, on a vu comment le destin social pouvait frapper vraiment une ville. » Luc Dardenne

Que faites-vous de vos trophées?

L.: Les deux Palmes d’Or sont dans une armoire, à la maison de production à Liège. Il ne sert à rien de travailler avec ces grands prix toujours dans le regard d’un de nous deux, car nos bureaux se font face. Ces Palmes, ce n’est pas rien, c’est significatif! Mais tout le temps nous le rappeler pourrait nous faire gonfler le cou de manière disproportionnée ou, au contraire, nous bloquer et nous empêcher de travailler. Donc, c’est bien d’oublier ça...

J.-P.: Il faut savoir oublier le succès comme l’échec car l’échec bloque aussi.

Vous avez commencé votre carrière en réalisant des documentaires engagés, dans les années 70, sur les luttes ouvrières en Wallonie...

L.: Oui et pour acheter notre caméra, nous avons travaillé à la centrale nucléaire de Tihange comme manoeuvres. Porter le béton, le guider, nettoyer la porte du réacteur...

J.-P.: Voulant devenir comédien, j’ai fait des études à l’IAD (Institut des Arts de diffusion) où j’ai rencontré le metteur en scène Armand Gatti. Je suis devenu son assistant et mon frère nous a rejoints. Nous sommes devenus frères en art, en cinéma, à travers lui. Grâce à lui, nous ne nous sommes plus quittés.

D’où vient cette fibre sociale qui imprègne vos films?

L.: Notre père était investi dans l’action sociale, il a notamment créé La Traille, dans notre village natal, à Engis. C’est une association qui aide les réfugiés, les femmes battues, les gens dans l’insécurité sociale... Mais il y a aussi notre propre parcours par rapport à l’injustice sociale qui n’est pas difficile à voir. A un moment donné, vous n’êtes plus les enfants de vos parents, vous êtes vous-mêmes. L’héritage est oublié ou transformé, en tous les cas. C’est aussi notre manière de voir les choses et le fait d’avoir vécu dans une ville comme Seraing qui a montré ses blessures: le chômage, les gens habitants dans des maisons quasi abandonnées... Là, on a vu comment le destin social pouvait frapper vraiment une ville.

Le décor de vos films est quasi toujours Seraing, région industrielle. Auriez-vous été cinéastes si vous aviez grandi ailleurs?

J.-P.: Peut-être pas... On nous dit qu’on pourrait aussi tourner ailleurs dans le même type de décors. Mais c’est là que nous tournons, sans doute parce que ce sont des décors de notre enfance, de notre adolescence et qui continuent à nous habiter et que nous revisitons autrement.

Parlez-vous beaucoup de cinéma aux réunions de famille?

J.-P.: Non, je déteste envahir l’espace avec mes affaires! Si on ne me sollicite pas, je parle rarement de cinéma, un peu avec mon fils qui a vu plus de films que moi, je pense, et qui aime beaucoup les films de genre.

Vos enfants suivent-ils votre voie?

J.-P.: Non, mon fils travaille dans un tout autre secteur.

L.: Mes enfants ont étudié autre chose, ils font leur vie... Bon, j’ai un fils qui travaille dans le secteur du casting donc c’est lié au cinéma. Il travaille pour nous et pour d’autres.

C’est terrible, même quand je suis tout seul, mon frère est là! » Jean-Pierre Dardenne

Y a-t-il une sorte de concurrence avec les jeunes cinéastes belges?

J.-P.: Pas une concurrence, disons plutôt une émulation. Lukas Dhont (également récompensé à Cannes, ndlr) est un réalisateur flamand doué, c’est formidable! Il y en aurait dix, je serais aussi content. Et c’est bien que nos films ne sortent pas tous en même temps.

L.: Je suis un peu narcissique mais c’est grâce à nous... Nous avons permis cela avec Rosetta et la Palme d’Or que le pays a reçu à travers nous. Nous avons brisé le plafond de verre, montré qu’on pouvait faire des films, qu’on pouvait avoir cette Palme, demander de l’argent aux Régions... Car, avant Rosetta, ce type d’aide n’existait pas. Il y a eu une prise de conscience qu’on pouvait aussi faire du cinéma ici, qu’il n’y a pas que la France et les Etats-Unis.

Qu’aimeriez-vous changer à ce niveau en Belgique?

J.-P.: Il ne faut pas cracher dans la soupe, il y a un véritable soutien financier au cinéma en Belgique mais ce soutien – je parle de la Communauté française – est insuffisant.

L.: Il faudrait aussi deux ou trois mini complexes de cinéma en plus en Ardennes et la même chose en Flandre, pour que les gens aient moins tendance à regarder les films chez eux. Nous allons devoir marcher sur deux jambes en tant que cinéastes: une jambe salle et une jambe plateforme. Il faut trouver un accord avec les plateformes pour que les films de cinéma puissent être en salles, je dirais, cinq semaines et puis sur plateforme. Un film qui n’est vu qu’en plateforme n’arrive pas à exister publiquement car noyé dans le flux.

Quel sera votre prochain film?

L.: Plusieurs idées ont germé. Nous avons commencé à y travailler mais n’en parlons pas encore...

Pourriez-vous travailler l’un sans l’autre?

J.-P.: Nous sommes un peu trop vieux pour changer! (rires) Nous avons fait tous les documentaires et films ensemble. Si nous travaillons ensemble depuis quarante-cinq ans, c’est que nous y trouvons du plaisir, de l’intérêt.

L.: Quand nous pensons la même chose nous y allons! Sinon, il faut arriver à penser la même chose pour avoir la certitude de ne pas nous tromper. Il faut être modeste quand on travaille à deux mais déterminé aussi, tenir à son intuition.

J.-P.: J’ai croisé, près de chez moi, à Liège, un homme d’une quarantaine d’années qui m’a lancé: « Bonjour, Monsieur! ». Sa mère qui l’accompagnait lui a alors demandé qui j’étais. « Les frères Dardenne! », a-t-il répondu. Comme la dame lui faisait remarquer que j’étais seul, il a dit: « Oui, oui, je me comprends... ». C’est terrible, même quand je suis tout seul, il est là! (rires)

Jean-Pierre & Luc Dardenne

21/4/1951: Naissance de Jean-Pierre, à Engis.

Etudes d’art dramatique (IAD)

10/3/1954 Naissance de Luc, aux Awirs.

Etudes de philosophie (UCL)

  • 1987: Premier long-métrage de fiction, Falsch
  • 1999: Palme d’Or à Cannes avec Rosetta
  • 2002: Film Le Fils
  • 2005: Palme d’Or avec L’Enfant
  • 2011: Film Le Gamin au vélo
  • 2019: Film Le Jeune Ahmed

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