Le Pont des trous sur l'Escaut. © Frédéric Raevens

Quand Tournai était à l’heure anglaise

Seule ville belge à avoir fait partie du royaume d’Angleterre, Tournai a aussi donné naissance à un fameux prétendant au trône britannique, qui chercha à faire tomber les Tudors.

En architecture militaire, c’est ce qu’on appelle une «porte d’eau». Une percée à travers des fortifications, permettant le passage d’une rivière. Assez courantes au Moyen Âge, on n’en compte plus que quelques rarissimes exemplaires en Europe, comme ici, à Tournai. Cet ouvrage de pierre du XIIIe siècle qui enjambe l’Escaut, et dont les arches étaient autrefois munies de herses, les Tournaisiens l’ont affectueusement baptisé «Pont des Trous». Ils en ont carrément fait l’un des symboles de leur ville.

Il faut dire que ce Pont des trous a longtemps eu une importance capitale pour la ville: tout en maintenant une continuité fortifiée, il permettait aux bateaux de commerce de quitter Tournai, de rejoindre la mer et, par-delà, l’Angleterre. C’est que la cité entretient un lien fort avec la Perfide Albion: pendant des siècles, elle y a exporté draps et pierres. «La pierre de Tournai est une pierre bleue qui prend l’aspect d’un marbre noir quand elle se patine, explique la guide Marie-Line Masquellier. On la retrouve dans des fonts baptismaux et pierre tombales en Angleterre, notamment dans la cathédrale de Winchester.»

Au Moyen Âge, la ville est également un point de passage obligé pour nombre de voyageurs désireux de se rendre outre-Manche. En 1170, quelques semaines avant d’être assassiné sur ordre d’Henri II, l’archevêque de Canterbury Thomas Beckett y fait halte lors de son retour d’exil. En remerciement aux moines qui l’ont hébergé, il laisse une de ses chasubles. Dans un exceptionnel état de conservation, toute de soie rouge éclatante et de fines broderies du Proche Orient, celle-ci est toujours discrètement conservée au sein du très riche trésor de la cathédrale. Pour y accéder, il faut aujourd’hui passer sous les échafaudages du chœur de l’édifice, toujours en travaux. Mais allez-y, le jeu en vaut la chandelle…

Presque inconnu chez nous, le Tournaisien Pierrequin Werbecque est l’un des plus célèbres imposteurs de l’histoire de la couronne britannique.

Délit de belle gueule

Ceci étant, le Tournaisien le plus célèbre chez les Anglo-Saxons n’était ni tailleur de pierre, ni tisserand, ni homme d’Eglise. Si le nom de Pierrequin Werbecque ne vous dit rien (et on vous le pardonne aisément), des générations d’écoliers britanniques ont étudié son nom, anglicisé en «Perkin Warbeck». Même Mary Shelley, l’autrice du célèbre Frankenstein, lui a consacré une biographie. C’est que son aventure romanesque, méconnue chez nous, n’est pas sans rappeler celle de la fausse grande-duchesse Anastasia ou des faux Dauphins Louis XVII…

Dans le cas de Pierrequin, tout découlerait de quelques traits de visage et d’un luxueux vêtement... Fils d’un bourgeois de Tournai, contrôleur de la ville inscrit à la corporation des bateliers, le jeune homme ne grandit que quelques années à l’ombre du Pont des Trous. Il est envoyé dès sa jeunesse dans les grandes villes de Flandre, pour y apprendre le néerlandais et développer son réseau social auprès de marchands étrangers. Mais le jeune Werbecque a la bougeotte: il se fait rapidement engager sur des navires et parcourt l’Europe. Selon ses dires, c’est en débarquant en Irlande, par un beau matin de 1491, que son destin bascule. Sous les ordres d’un marchand breton, alors que le navire approche les quais de Cork, Pierrequin est sommé de revêtir quelques-uns des riches vêtements de soie que contient la cale. Avec sa gueule d’ange, il a tout du parfait faire-valoir, et son port altier ne manquera pas de convaincre d’éventuels acheteurs de textile hésitants...

La cathédrale et son porche, avec ses statues en pierre de Tournai.
La cathédrale et son porche, avec ses statues en pierre de Tournai. © Frédéric Raevens

Vive le roi?

La réaction des badauds est toutefois inattendue: immédiatement, plusieurs passants reconnaissent en ce jeune garçon apprêté le prince Richard, fils disparu de feu le roi Edouard IV d’Angleterre. L’enfant s’est mystérieusement volatilisé dans la Tour de Londres quelques années auparavant, probablement éliminé par son oncle. Pierrequin dément d’abord être Richard, il ne maîtrise même pas bien l’anglais! Il se dit prêt à jurer sur la bible qu’il n’est qu’un humble Tournaisien, mais rien n’y fait. La rumeur s’enflamme comme une traînée de poudre: l’actuel roi d’Angleterre n’est qu’un usurpateur, le véritable héritier du trône a été aperçu en Irlande. Être pris pour un roi, surtout quand on est adolescent, n’a rien de désagréable. Le jeune Werbecque finit par se prendre au jeu et même par se convaincre qu’il est Richard…

L’histoire est un peu trop belle: en réalité, son arrivée et le fait d’être soi-disant reconnu spontanément ont été minutieusement préparés. Plus tard, Pierrequin se présentera d’ailleurs comme victime d’une machination, embobiné par quelques éminences grises désireuses de se venger des Tudors. Entre-temps, la mayonnaise prend et celui qui commence à se faire appeler Richard IV est accueilli dans plusieurs cours d’Europe. Marguerite d’York, veuve de Charles le Téméraire et sœur d’Edouard IV, le reconnaît comme son neveu et lui donne même quelques leçons de savoir-vivre dans son palais de Malines, pour que le jeune homme puisse se comporter selon son rang.

La cathédrale et son porche, avec ses statues en pierre de Tournai.
La cathédrale et son porche, avec ses statues en pierre de Tournai. © Frédéric Raevens

À trop tirer sur la corde…

Aidé par le royaume d’Écosse, Pierrequin est mis à la tête d’une petite armée et tente à deux reprises de reprendre «son» trône. Mais on ne s’improvise pas chef de guerre: lors de la seconde tentative, en 1497, le jeune homme panique face à l’ennemi et déserte ses propres troupes, avant de disparaître dans la nature. Finalement capturé, il est initialement bien traité, et même admis à la cour anglaise. Se pensant tiré d’affaire, l’ancien prétendant au trône décide de profiter de sa bonne étoile et tente de se faire la belle. C’en est trop pour Henri VII: il fait défiler son prisonnier dans les rues de Londres, avant de le faire pendre en 1499. Pierrequin a alors à peine plus de 25 ans. Après sa mort, le bourreau met sa tête à pourrir bien en évidence sur le London Bridge. De quoi dissuader d’autres candidats au poste de roi...

La porcelaine de Tournai fut très appréciée outre-Manche.
La porcelaine de Tournai fut très appréciée outre-Manche. © Frédéric Raevens

Retour à l’envoyeur

Ironie de l’histoire: aucun Tournaisien n’est donc monté sur le trône d’Angleterre mais, à l’inverse, Tournai a bien été anglaise! Quelques années, du moins. En 1513, Henri VIII, fils d’Henri VII, parvient à s’emparer de la cité aux cinq clochers, dans le cadre de la «quatrième guerre d’Italie», qui embrase une bonne partie l’Europe. Tournai passe sous contrôle britannique et reçoit même le privilège d’envoyer des députés à la Chambre des Communes. Pour consolider sa prise de guerre, Henri VIII adjoint à la ville une formidable citadelle, dont il reste un imposant vestige, la Tour Henri VIII. Et le reste? «Vous marchez juste à côté, sourit Marie-Line Masquellier, alors que nous longeons l’Escaut. Louis XIV démantèlera les fortifications pour réutiliser les matériaux et canaliser le fleuve dans la ville.»

Depuis, Tournai n’a plus jamais été britannique, mais n’a jamais totalement rompu les liens: au XIXe siècle, un enfant du pays, Louis Haeghe, dont quelques œuvres sont conservées au Musée des Beaux-Arts de Tournai, devient le lithographe/aquarelliste attitré de la Reine Victoria. Quant aux célèbres porcelaines de Tournai des XVIIIe et XIXe siècles, très prisées outre-Manche, on en retrouve de splendides pièces dans les appartements du château de Windsor. Si ce type de vaisselle vous intéresse, sachez que le Musée des Arts décoratifs tournaisien en possède une fort jolie collection. So lovely!

Pratique
La ville de Tournai propose de nombreux circuits thématiques et, sur demande, une visite «British Tournai» dans laquelle on peut découvrir tous les liens de la ville avec l’Angleterre. A réserver à ceux qui connaissent déjà la ville. Plus d’infos: www.visittournai.be

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