© Franky Verdickt

Rencontre avec le Dr Pedro Brugada: « Nous avons négligé le cœur des femmes »

Le plus célèbre cardiologue du pays a une vision toute personnelle de la retraite. En effet, outre ses activités de médecin, il épluche les dernières avancées médicales, écrit des livres et milite avec détermination en faveur d’un dépistage général des maladies cardiaques.

Avec à son actif une expérience internationale de plusieurs décennies et une maladie cardiaque qui porte son nom, le Dr Pedro Brugada est un véritable phénomène. Il suit de nombreux athlètes et artistes souffrant de problèmes cardiaques, autrefois à l’UZ Brussel, aujourd’hui dans son centre médical d’Alost.

Vous avez été passionné par le cœur tout au long de votre carrière. Comment est-ce arrivé?

Un pur hasard. Jeune homme, j’avais l’ambition de devenir artiste ou musicien, mais cela ne correspondait pas à l’idée que ma mère se faisait de mon avenir. Mes parents voulaient que leurs enfants réalisent ce qu’ils n’avaient jamais eu la chance de faire. Je me suis donc retrouvé à l’université et, à ma grande surprise, j’ai obtenu les meilleures notes dans toutes les matières de médecine. Cela me passionnait tellement qu’étudier ne me demandait aucun effort. Mes notes m’ont donné accès à un nouveau monde: j’ai été immédiatement sélectionné pour faire de la recherche scientifique et combiner mes études avec mon travail à l’hôpital.

Après cette première année, je ne suis plus retourné sur les bancs de l’université. Mon diplôme en poche, j’ai travaillé quelque temps comme généraliste dans les Pyrénées avec ma première épouse, également généraliste. Jusqu’à ce qu’on me propose de retourner à l’université pour me spécialiser. Je souhaitais étudier les maladies du sang mais on m’a jugé trop jeune et je me suis retrouvé, par pur hasard, en cardiologie.

Aujourd’hui, les avancées médicales se succédent à un rythme effréné. Est-ce la raison pour laquelle vous présentez une édition entièrement révisée de votre livre sur le cœur?

Effectivement. En quarante-cinq ans de pratique, j’ai vécu d’énormes révolutions. Les conseils que nous donnons aujourd’hui sont parfois complètement différents de ceux que nous donnions il y a cinq ans. Les études scientifiques ont balayé d’anciennes recommandations. Dans mon premier livre j’écrivais «buvez au maximum un ou deux verres » alors que nous savons aujourd’hui que chaque goutte d’alcool est mauvaise pour le cœur car elle peut entraîner une hypertension artérielle, une arythmie et affaiblir le muscle cardiaque. C’est pourquoi j’ai complètement arrêté de boire de l’alcool il y a quelques années. Avant, la suppression du sel était présentée comme le remède miracle contre l’hypertension artérielle, mais là encore cette idée est abandonnée. Une nouvelle étude a montré que, contrairement à ce qu’on pensait, une surdose de sel ne provoque qu’une augmentation minime de la pression artérielle. Même chose pour le café dont l’effet sur la pression artérielle est très temporaire. Cela ne signifie pas qu’on puisse saler à tout va mais il apparaît que la sensibilité de la pression artérielle est génétique. Grâce aux nouveaux médicaments, l’hypertension peut être traitée correctement. Pour presque toutes les maladies, les dernières années nous ont fait entrer dans un monde complètement nouveau.

Les conseils donnés aujourd’hui sont parfois complètement différents de ceux donnés il y a cinq ans. Pedro Brugada

La produit amaigrissant Ozempic permet de traiter non seulement le diabète et l’obésité mais aussi les maladies cardiovasculaires. Est-ce une véritable révolution?

Et comment! Des injections peuvent réduire de manière significative le risque de maladies cardiovasculaires et de diabète, même chez les non diabétiques. On pourrait parler de médicament miracle. Aux États-Unis, l’Ozempic sera bientôt autorisé pour le traitement des dépendances aux drogues et à l’alcool. Il ralentit la vidange gastrique, ce qui a pour effet de prolonger le sentiment de satiété. Il a également un effet stimulant sur la production de dopamine dans le cerveau. La présence de dopamine réduit significativement l’envie de consommer des substances, drogue ou alcool, pour obtenir la même sensation. Une douzaine de nouveaux produits similaires sont en cours de développement...

Vous êtes un fervent défenseur de l’augmentation des dépistages des maladies cardiaques, comme c’est déjà le cas pour divers cancers...

Nous devrions tous bénéficier d’un dépistage cardiaque à la naissance et ensuite, à intervalles réguliers, à 6, 12 ou 14 ans, et ainsi de suite. Ces examens périodiques seraient aussi l’occasion de fournir une information en matière de santé et de se pencher sur l’arbre généalogique médical. Y a-t-il dans la famille des parents, des grands-parents, des oncles, des tantes atteints de certaines maladies cardiovasculaires? Grâce aux techniques actuelles, nous pouvons détecter et traiter beaucoup plus rapidement les malformations cardiaques congénitales et héréditaires et, chez les personnes plus âgées, détecter les problèmes à un stade précoce pour éviter qu’ils ne s’aggravent.

Affirmer que le dépistage cardiaque produit trop de résultats erronément positifs est exagéré. Prenons l’exemple du dépistage du cancer du côlon. Pour 95% des échantillons anormaux, une coloscopie ne révèle rien d’anormal. Tout le monde l’accepte, mais lorsque je préconise de faire la même chose pour les maladies cardiaques, on met en garde contre les résultats erronément positifs alors que leur nombre est bien inférieur.

Pourquoi jusqu’à récemment les femmes souffrant de problèmes cardiaques n’ont-elles pas été prises au sérieux? Nous ne connaissions rien du cœur féminin?

Nous avons effectivement longtemps négligé le cœur des femmes, mais il n’y avait aucune intention malveillante. Si les femmes ont été exclues des études médicales pendant des années c’était dans le but de les protéger. Parce qu’elles pouvaient être enceintes, les comités d’éthique ne voulaient prendre aucun risque. Du coup, toutes les connaissances étaient basées sur les hommes. Il a régulièrement été question de discriminations, les médecins étant moins enclins à donner aux femmes les traitements adéquats, voire à leur refuser des tranquillisants ou des antidépresseurs. Par ailleurs, les maladies cardiaques, autrefois principalement associées aux hommes, sont également des maladies féminines. Elles sont même la première cause de décès chez les femmes dans notre pays! Nous savons aujourd’hui que les symptômes d’un problème cardiaque peuvent être très différents chez les femmes, par exemple des nausées, des douleurs à la mâchoire ou aux dents, des problèmes digestifs ou une fatigue extrême. Nous avons également découvert qu’il existe des maladies cardiaques typiquement féminines, comme le syndrome du cœur brisé après la ménopause ou les arythmies chez les femmes plus jeunes. Vu que très peu de recherches spécifiques ont été effectuées jusqu’ici, je m’attends à de nouvelles découvertes dans les années à venir.

© Franky Verdickt

Les femmes peuvent-elles enfin compter sur leur médecin pour reconnaître ces symptômes?

En moyenne, il faudra encore cinq ans pour que les nouvelles connaissances soient largement diffusées auprès des cardiologues et ensuite de tous les généralistes. Je crains que certaines plaintes exprimées par des femmes soient encore mal comprises aujourd’hui. D’où l’importance de bien s’informer sur les symptômes des maladies cardiaques. Si vous sentez que quelque chose ne va pas, ne vous découragez pas et demandez un deuxième avis.

Le sport est bon pour la santé, mais on a l’impression que tout le monde est enjoint d’en faire toujours plus.

L’exercice physique n’est bénéfique que s’il est réfléchi et bien dosé. On relève des défis par ego ou par plaisir mais la relation entre sport et santé cardiaque est plus complexe que la formule «Plus il y en a, mieux c’est» . Pour participer à un triathlon, vous ne devez pas nécessairement avoir un cœur en meilleure forme que celui d’une personne qui est simplement assez active. Et bien des idées fausses circulent encore. Par exemple, le mythe des 10.000 pas n’a aucun fondement scientifique. Marcher régulièrement, même peu, et rester assis moins longtemps est déjà bénéfique. Je ne conseille pas non plus de préférer systématiquement les escaliers et moi-même je prends plutôt l’ascenseur. Grimper une ou deux volées n’apporte quasi rien sur le plan de la santé et les descendre comporte, pour les personnes d’un certain âge, un risque de chute aux conséquences parfois très handicapantes. Si vous avez été sportif dans votre jeunesse, le corps garde la mémoire des mouvements et des muscles sollicités. Reprenez l’entraînement des années plus tard et vous verrez que la masse musculaire se rétablira rapidement. J’ai beaucoup nagé dans ma jeunesse et il suffit que je m’entraîne quelque temps pour que mes muscles grossissent à nouveau et… que je doive racheter des vêtements.

Si les femmes ont longtemps été exclues des études médicales, c’était dans le but de les protéger. Pedro Brugada

Une maladie cardiaque porte votre nom et celui de votre frère, qui est également cardiologue. Ce doit être un sentiment très particulier.

Cet honneur n’échoit généralement que des années après la mort. Nous avions donné un autre nom à cette arythmie cardiaque héréditaire, mais des collègues japonais ont eu l’idée de lui donner le nôtre. C’était un peu étrange de citer mon propre nom lors des premières présentations, mais aujourd’hui je n’y accorde plus d’importance. Cette découverte a évidemment changé ma vie mais elle a surtout changé celle de nombreux jeunes patients cardiaques qui peuvent désormais être sauvés par un défibrillateur. Elle a ouvert la voie à des recherches toujours plus approfondies sur l’hérédité en cardiologie.

Voilà trente ans que ce syndrome «irrigue» votre famille: vos frères Josep et Ramon mais aussi votre nièce sont cardiologues comme vous.

Mes frères ont respectivement 6 et 14 ans de moins que moi et j’en ai moi-même formé un dans certains domaines spécifiques. La fille de ma sœur est cardiologue pédiatrique. Mes frères vivent en Espagne et ont un emploi du temps très chargé. Nous nous rencontrons surtout lors de congrès et, fort heureusement, nous prenons le temps de parler d’autres choses que du cœur. Le problème pour eux, c’est que je dévore toutes les actualités médicales et que je les suis l’un et l’autre de près. Mes idées évoluent parfois plus vite que les leurs. Si je remarque que lors d’une conférence ils font référence à quelque chose qui n’est plus d’actualité, je les appelle immédiatement pour en discuter. Je reste un peu leur professeur.

Êtes-vous, vous aussi, un mordu de l’intelligence artificielle?

Nous allons au-devant de développements inimaginables. En radiologie et aux urgences, l’interprétation de l’IA est aussi bonne que celle des radiologues et, sur le plan de l’empathie, elle surpasse déjà les médecins. L’IA connaît beaucoup plus de données personnelles sur le patient et peut donc interpréter plus rapidement ses réponses. En cardiologie aussi j’observe des avancées. Par exemple, l’IA décèle des changements infimes dans un électrocardiogramme alors qu’ils nous échappent. Les emplois dans le secteur médical ne vont pas disparaître, mais ils iront surtout à ceux qui seront capables d’utiliser cette technologie. Pour terminer par une anecdote, j’ai testé la créativité de l’IA en lui demandant d’écrire une chanson à la Barry White pour le mariage de ma fille. Il ne lui a fallu que quelques minutes pour créer une magnifique chanson!

Pedro Brugada

Naissance le 11/08/1952

1978: Diplôme de cardiologie, Barcelone.

1982: Doctorat sur les arythmies cardiaques, Université de Maastricht.

1986: Professeur de cardiologie

1992: Avec son frère Josep, il découvre le syndrome de Brugada. Début d’activité de spécialiste du rythme cardiaque à l’OLV d’Alost.

2006: Directeur du centre des maladies cardiovasculaires de l’UZ Brussel.

2023: Départ à la retraite. Dirige son centre médical à Alost et à Marbella.

Vie privée: marié à Kristien Van Caelenbergh, père de trois enfants et deux petits-enfants.

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